La vie quotidienne dans la colonie de la Rivière-Rouge
par Robert Coutts
La colonie de la Rivière-Rouge constituait une vaste communauté, un « village étendu » composé de divers peuples habitant sur des lots le long des rivières Rouge, Assiniboine et Seine. Pour la majeure partie de son existence, au moins jusqu’à l’afflux croissant de colons du Canada après le milieu du siècle, la colonie de la Rivière-Rouge était un établissement métis. Les quelques rares Écossais descendant des colons de Selkirk, la poignée d’Orcadiens, employés à la retraite de la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH), ainsi que les quelques colons canadiens-français et membres des Premières nations, ne représentaient pas grand-chose au milieu de la population importante de Métis francophones et anglophones qui habitaient les paroisses lointaines de la colonie. Comptant sur une économie mixte d’agriculture, de chasse, de commerce, d’approvisionnement et d’occasionnels travaux rémunérés pour la CBH, les Métis de la Rivière-Rouge s’adaptaient aux réalités d’une vie autonome au sein d’une colonie isolée.
C’était ce caractère multiculturel qui, pendant une grande partie de son histoire, donnait sa plus grande force à la colonie de la Rivière-Rouge. Cependant, des changements survenus après le milieu du siècle sont venus ébranler cette vigueur, à mesure que le déclin du rendement tiré de la chasse au bison, l’évolution des relations de travail et de propriété sur les plaines, l’influence de l’Église anglicane, et les perceptions importées à l’égard de la race, de la classe sociale, du mariage et de la parenté, ont mis en évidence le contraste marqué entre un fermier à temps plein et un chasseur-commerçant, et la distinction entre une paroisse catholique telle que Sainte-Anne et une paroisse protestante telle que Kildonan.
Toutefois, le commerce à Upper Fort Garry est resté au centre de la vie de la colonie, au moins jusqu’à ce qu’un commerce indépendant en pleine croissance remette en question le monopole traditionnel de la compagnie après le procès Sayer de 1849. Incapables de monter dans les rangs de la hiérarchie de la compagnie, et relégués au travail rémunéré sur les bateaux ou les charrettes, les Métis – tant francophones qu’anglophones – ont développé une économie autonome dynamique et une nouvelle classe entrepreneuriale, fondées sur le commerce et l’approvisionnement des fourrures et peaux de bison.
Cependant, l’arrivée d’annexionnistes canadiens dans la colonie de la Rivière-Rouge, après 1860, devait bousculer l’organisation et l’unité métisses. C’est ce qui a mené à la rébellion de 1869-1870 et en définitive, au déplacement des Métis du Manitoba. La colonie de la Rivière-Rouge devait se transformer pour devenir la ville de Winnipeg anglaise et protestante, ouvrant un nouveau chapitre dans l’histoire du Nord-Ouest.
Durant une grande partie du 19e siècle, Upper Fort Garry est demeuré le centre de la Rivière-Rouge, du commerce et des échanges, des activités administratives, du gouvernement civil et des procédures judiciaires. Les lois étaient promulguées depuis la Maison du gouverneur, et juste à l’extérieur du coin nord-ouest du fort se trouvait le palais de justice, où la Cour générale des sessions trimestrielles appliquait les lois de l’établissement; enfin, une prison abritait les transgresseurs. Pendant un certain temps, les activités de la compagnie à La Fourche comprenaient une ferme expérimentale située sur le site du Fort Garry abandonné voisin.
Juste au-delà des murs du fort de pierre, les brigades de charrettes métisses se réunissaient, tout comme les équipages des bateaux d’York. Les colons locaux voyageaient par bateau, en charrette ou à cheval jusqu’au magasin du fort pour échanger leurs produits contre des marchandises importées, travailler à temps partiel ou rencontrer le gouverneur. Les Premières nations – Ojibwés, Cris et Dakotas de la région – venaient aussi au fort échanger des marchandises et négocier.
Le travail des employés de la CBH à Upper Fort Garry était en grande partie de nature saisonnière. Pour la douzaine d’employés permanents ou « hommes du Nord », parmi lesquels on comptait des officiers, des commis, des gens de métier, des commerçants et des ouvriers, la plupart des tâches s’articulaient autour du départ des brigades de bateaux et de charrettes, des chasses au bison printanières et automnales, de la plantation et de la récolte des cultures, et de bien d’autres activités imposées par les saisons. Les ouvriers de la CBH, comme William Drever ou John Davidson, qui travaillaient à Upper Fort Garry dans les années 1840, passaient leurs journées à réparer les bâtiments et les clôtures, nettoyer les écuries et les entrepôts, couper et transporter le bois de chauffage, emballer les fourrures, travailler dans le magasin, pêcher ou aider les gens de métier. Pour eux, la période la plus occupée de l’année était le printemps, c’est-à-dire à l’époque où Upper Fort Garry jouait un rôle primordial pour le commerce de pemmican et de peaux de bison, et pour l’expédition de fournitures et de produits agricoles vers les postes intérieurs.
Parmi les gens de métier à Upper Fort Garry, mentionnons les charpentiers, les tonneliers, les maçons et les forgerons. Ils aidaient à construire et à réparer les bâtiments du fort, ainsi qu’à fabriquer les barils, les tonnelets et les malles utilisés pour le transport des fournitures.
Quant aux commis, tels que Robert Clouston, responsables des « calculs monotones et insipides » qui accompagnaient inévitablement le commerce de détail avec les colons de l’endroit et la circulation des marchandises et des fourrures, il leur incombait la tenue des comptes dans le grand livre du poste, le maintien des stocks, l’achat des produits agricoles et l’embauche des équipages.
Par suite de l’ouverture d’une voie d’approvisionnement terrestre passant par St. Paul jusqu’à la Rivière-Rouge en 1858, et au moment où Upper Fort Garry occupait une place plus importante comme dépôt d’arrière-pays, les tâches et la portée des travaux se sont accrus à Upper Fort Garry, menant à la construction de nouveaux magasins et entrepôts. Trois magasins de même taille, construits durant les premières années du fort, se trouvaient le long du mur ouest. Deux autres ont été ajoutés à l’extérieur du mur nord dans les années 1840 (et enclos pendant l’agrandissement du fort en 1851), et un sixième en 1860. Ces bâtiments abritaient des fourrures, des marchandises de traite, des provisions des plaines et des produits importés. Du côté est du fort se trouvaient le magasin général, la résidence des hommes, et une maison pour le secrétaire ou juge en chef de la Rivière-Rouge. La maison principale ou résidence des officiers, se situait au centre du quadrilatère du fort. Plus tard, un dépôt général a été construit dans le fort agrandi, de même que la Maison du gouverneur. Un certain nombre d’autres bâtiments secondaires – un grenier, un lavoir, une forge et une cuisine de chantier – faisaient aussi partie du fort à proprement dit, et les rénovations et agrandissements sont devenus des activités courantes, soit en raison du rôle élargi du fort, soit en raison de la présence périodique de troupes dans la colonie. Un puits et un abri ont été construits au début des années 1840, remplaçant une excavation antérieure. La tradition veut que les journaux manquants d’Upper Fort Garry aient été jetés dans le deuxième puits au moment de la rébellion.
Si la notion de « centre-ville » avait existé à l’époque de la colonie, il se serait situé à Upper Fort Garry, là où les échanges avaient lieu, les lois étaient débattues, les activités en matière de commerce et d’approvisionnement étaient mobilisées, et les instances judiciaires se tenaient. Jusqu’à son démantèlement de 1881 à 1888 et jusqu’à ce que le commerce se développe au carrefour actuel de Portage et Main, Upper Fort Garry constituait le centre de la vie quotidienne dans la colonie de la Rivière-Rouge.